Interview avec Gustavo Naveira

Propos tirés du blog de Marc Tommasi
publiés avec l'autorisation de la revue Tout Tango
http://www.bam.ya.st/

Fonte: http://premiumwanadoo.com/mephisto-tango/index.html

Si dans 100 ans, il existe un Institut du Tango, il devra, en toute logique, porter le nom de Gustavo Naveira. Excellent pédagogue et extraordinaire danseur, sa compréhension de toutes les dimensions du tango le rend vraiment unique. Il est flamboyant dans le tango nuevo. Évidemment, c’est lui qui l’a inventé ! Mais dans le style fermé du tango de bal, il est renversant, bien au-delà de n’importe quel milonguero viejo. Sans parler de sa musicalité, de la qualité de ses pas, de l'à-propos de ses ornementations, du lien profond qu’il rend manifeste avec Giselle Anne et qui aboutit à une forme chorégraphiée de l’amour.

Gustavo est aussi un chercheur, un théoricien qui veut rendre limpide la structure du tango. Son exigence le pousse à expliquer le moindre geste, le moindre détail d’une séquence, et à cristalliser son expérience pour relier les différentes manières de danser et pour en extraire le code. Un peu à l’image de Piazzolla mais pour la danse, il cherche à synthétiser un tango qui englobe et dépasse ce qui avait été fait auparavant.


Comment as-tu rencontré le tango ?
Un peu par hasard. Mais lorsque je l’ai rencontré, je me suis rendu compte d’affinités avec mon histoire, ma famille. C’est très commun. J’étais habitué à écouter du tango et toute ma famille dansait un peu. À l’université où j’étudiais les sciences économiques, je faisais partie du ballet et par hasard, quelques amis me traînèrent à un cours de tango de Rodolfo Dinzel et c’est ainsi que j’ai commencé. Ensuite, d’autres danseurs eurent beaucoup d’influence dans toute la première étape de mon apprentissage, disons les 10 premières années. Ce sont les maestros qu’il y avait à ce moment-là : Pepito Avellaneda, Antonio Todaro et aussi d’autres personnes avec lesquelles je n’ai pas pris de cours directement, mais que j’aimais beaucoup regarder danser et qui m’influencèrent comme Miguel Balmaceda (le papa de Julito), El gordo Virulazo, Pupi, El negro Portalea…


Qu’est-ce que tu leur dois ?
Aujourd’hui je ne me sens pas étroitement lié à eux. Mais, je garde un très bon souvenir autant de Pepito Avellaneda que d’Antonio Todaro. Je leur dois une certaine attitude face à la danse, pleine, désinvolte, insouciante peut-être aussi un peu sauvage et irréfléchie, mais c’était une bonne chose. Toute cette onde milonguera, ces choses du tango d’avant.


Aujourd’hui, ces choses-là ne se rencontrent plus ?
Si, mais elles sont mélangées. Les gens de cette époque, qui possédaient cette magie sont aujourd’hui très âgés. Et pour la plupart sont morts. Ceux qui aujourd’hui sont les plus anciens sont des danseurs qui se sont formés dans cette dernière étape du tango et qui ont fait le même chemin que moi ou que les danseurs de ma génération. En fait la situation est la même. Aujourd’hui, tu peux voir, des danseurs avec une onde milonguera, ou disons traditionnelle mais qui est mélangée, influencée par ce qui fait le tango moderne.


Il est rarissime aujourd’hui de voir des milongueros danser ouvert par exemple.
Ecoute, cette discussion qui existe aujourd’hui entre le tango ouvert et le tango fermé est une invention un peu étrange. Lorsque j’ai commencé à danser, je me souviens qu’il y avait des danseurs qui utilisaient différentes formes d’abrazo et l’on ne considérait pas forcement ceux qui dansaient serré (apretado) comme des traditionalistes. Ce n’était pas la seule possibilité, c’était beaucoup plus mélangé. Aujourd’hui on prétend que le tango apretado est le tango traditionnel et que l’autre non. Cette polémique me paraît une invention moderne.


Il y a un peu de marketing là-dessous. En Europe, le style “milonguero” a eu beaucoup de succès.
Oui, ici, il s’est passé la même chose en fait. Il y a eu un moment où ça a rendu fou tout le monde mais j’ai le sentiment que cette mode est en train de perdre de sa force.

Ce qui émeut chez toi c’est ta capacité à danser différents styles avec la même profondeur et à faire sentir ces différentes dimensions dans le même tango. Comment mélanges-tu ces différentes façons de danser ?
Par moments, la danse te montre des images, que l’on relie arbitrairement au tango d’avant ou au tango moderne. Pour moi, les choses ne sont pas ainsi. Ces associations que le spectateur fait sont le fruit d’un processus postérieur. Je crois que tout ce que je fais est moderne mais se développe à partir du tango d’avant. J’utilise dans ma danse la totalité de ce que j’ai développé jusqu’alors et pour moi tout est moderne. Par exemple, quand tu fais une volcada, tout le monde croit que c’est du tango traditionnel alors que ça a été inventé il y a quatre ans à peine. C’est un pas ultra-moderne qui pourtant à une image antique.


En tant que créateur du nuevo tango, Comment le vois-tu évoluer ces dernières années ? Et jusqu’où peut-il aller ?
Ces vingt dernières années, il y a eu une explosion du développement de la danse. La capacité et la qualité d’improvisation d’aujourd’hui dépassent celles d’il y a trente ou quarante ans. La manière de guider et de suivre s’est établie de manière totale et pleine. La richesse chorégraphique est inédite. Et on commence à pouvoir composer une chorégraphie de manière plus sérieuse en maîtrisant l’équilibre spatial, la tension, différents éléments qui jusqu’alors ne l’avaient pas été.

On danse mieux aujourd’hui qu’avant ?
Beaucoup beaucoup mieux. Jamais dans l’histoire, on a dansé le tango comme aujourd’hui. Si tu vois une vidéo, ne serait ce que d’il y a vingt ans, tu ne peux pas le croire, tu veux mourir ! Et le pire, c’est que ça me plaisait !

Les femmes notamment disent qu’il se passe des choses extraordinaires qui restent dans le secret de l’abrazo, qui ne se voient pas de l’extérieur ?
Peut-être pour un public non averti. Mais ceux qui ont une connaissance plus poussée, se rendent compte s’il y a qualité ou pas en voyant danser quelqu’un, malgré tout ce que l’abrazo peut cacher. J’observe que les choses se sont améliorées, sans parler de ce qu’elles étaient avant encore. Si tu prends n’importe quel film des années 50, c’est effrayant. Mais logiquement c’était ce qui s’était fait de mieux jusqu’alors. Mais bon l’évolution continue.


Jusqu’où peut-on aller ? Quelles sont les limites de cette évolution ?
En réalité nous hésitons tous à dire si le tango est fini ou infini. Cela provient du fait qu’on ne connaît pas le fondement structurel et technique du tango. C’est ce que l’on est en train de découvrir maintenant. Comme on ne maîtrise pas cette structure, on ne sait pas si ce développement fou va continuer. On se plante là, et l’on se dit : “Un jour ça va bien finir par s’arrêter”. Mais en réalité nous ne savons pas bien ce que l’on est en train de faire ! Par exemple un danseur classique peut connaître jusqu’au dernier détail du travail de chacun de ses muscles lorsqu’il exécute tel ou tel mouvement. C’est-à-dire qu’il connaît la structure de son mouvement jusqu’aux plus petits détails. Il n’en est pas ainsi pour le tango. On en est encore à discuter si l’on doit ouvrir l’abrazo, qu’elle est la bonne distance, qu’elle est la lecture que l’on doit faire de la technique. Et il y a plus. Il n’y a pas de discussion consistante de quels sont les éléments constitutifs du tango. Dans le fond, on ne sait pas encore ce que l’on est en train de faire. Et cela crée une forme d’insécurité. On ne sait pas ce qui va se passer.


Si toi, tu ne le sais pas, on est cuit !
J’ai une petite idée d’où on va. Après pas mal d’essais et d’erreurs, je crois tenir une idée de cette réalité. J’ai la sensation que l’on est au début du développement d’une nouvelle discipline de danse qui pourrait devenir universelle avec de nouvelles variables. Nous sommes à l’orée d’une nouvelle dimension de cette danse. Je ne veux pas devenir fou mais c’est la sensation que j’ai !


Il est vrai que ces temps derniers, le langage du tango s’est beaucoup enrichi.
Je crois que c’est parce qu’on ne sait pas reconnaître ce que sont les véritables éléments qui construisent la danse. On a le sentiment que ça part dans des millions de directions différentes. Mais il n’en est pas ainsi. Par contre, il y a des millions de nuances comme dans n’importe quelle discipline artistique. Mais ce n’est pas un océan de désespérance où personne ne sait rien. On peut trouver des chemins.


Que penses-tu de l’évolution récente de la musique (électrotango etc…) ?
L’évolution de la musique de tango pour moi est incarné par Astor Piazzolla (peut-être le plus grand génie qui ait vu le jour ici) et aussi d’autres qui, nourris de sa vision, ont donné au tango la possibilité de se convertir en une musique bien plus avancée. Ceci a fait que le tango a cessé d’être une simple chanson structurée par des blocs de 8 mesures.
En ce qui concerne le tango électronique, il ne me paraît pas, du moins, jusqu’à maintenant, une proposition valide. Il faut attendre. Ce n’est pas une évolution car elle ne propose rien de supérieur à la proposition antérieure. C’est la sensation que j’ai, mais je n’invalide pas la possibilité que ce genre décolle un jour et trouve des choses vraiment valables. Mais attention, je n’en ai pas non plus écouté beaucoup.


Quelles sont les musiques qui t’inspirent ?
Les musiques qui m’inspirent sont celles qui possèdent une bonne construction mélodique, un récit musical de qualité, un usage pertinent de l’arrangement. Les orchestres qui me plaisent sont ceux de toujours, Di Sarli, Pugliese, Troilo, Piazzolla aussi.


Comment naît une chorégraphie ?
Je commence à écouter de nombreuse fois un thème musical qui m’attire. Ensuite, en écoutant la musique, j’imagine des choses, c’est tout un chaos. Je le danse, j’improvise, je vois comment je me sens. Passé un moment, j’étudie spécialement la musique, sa structure avec beaucoup de soin, j’évalue comment sont construites les mesures etc… Puis je décompose en partie jusqu’à ce que surgisse, l’idée générale. C’est un procédé que je ne peux pas faire seul, que je fais avec l’aide de Giselle. De plus le tango se danse à deux, et il doit être le fruit d’un couple. Ça, c’est très important.


Avec Giselle Anne vous formez un couple dans la vie et sur la piste. Cette dimension me paraît importante et transparaît dans la profondeur de votre danse.
La danse émerge à partir d’une relation réelle, profonde et forte. Un couple dans la vie possède une dimension supplémentaire comparée à ceux qui dansent ensemble occasionnellement. Et c’est bien ainsi.

Comment ton tango a-t-il changé avec ta rencontre avec Giselle Anne ?
Quand j’ai commencé à travailler avec elle, je suis entré dans un tourbillon. Nous nous sommes mis à danser et à travailler ensemble avec tant de passion et tant de profondeur que ça a déclenché en moi une quantité de possibilités intellectuelles, de connaissances jusqu’à un développement physique parce que je me suis mis à danser beaucoup plus qu’avant. Ceci a été très important pour moi. En plus, nos visions du tango s’accordent très bien ensemble. Et cela a donné logiquement des résultats. Evidemment nous avons eu des problèmes comme tous les couples peuvent en avoir. Mais nous avons trouvé des solutions et c’est ce qui est difficile. Tous les couples se disputent, luttent. Mais peu arrivent à trouver des solutions. Et c’est ce que nous sommes parvenus à faire dans la plupart des cas. C’est aussi pourquoi notre relation est si forte. Nous avons parcouru un vrai chemin ensemble dans l’étude du tango.


Nous vivons une époque un peu bizarre, tout le monde est maestro, tout le monde est DJ. Qu’elle est l’attitude d’un vrai maestro face à cela ?
Pour moi, c’est très normal et ça a toujours été ainsi. Aussi loin que je me souvienne, chaque danseur de tango s’est considéré lui-même comme un maestro ! Et tous les danseurs ont enseigné à tout le monde ! Beaucoup s’en plaignent. Pour moi, c’est d’une certaine façon globalement bénéfique. C’est la manière normale d’entrer dans le circuit du tango. Et le système fonctionne d’autant mieux que la rotation des danseurs est grande. Par exemple, une milonga intéressante est celle où il y a à la fois un petit groupe de gens connus et beaucoup de gens nouveaux. Sinon, tous les mardis, tu vas danser avec les mêmes. Une bonne rotation signifie qu’il y a beaucoup de nouveaux arrivants. Et le type qui apprend une chose et qui immédiatement l’enseigne va attirer de nouvelles personnes dans le circuit. Ce n’est pas si mal. Ensuite, le processus d’apprentissage, c’est un domaine qui, jusqu’à présent du moins, est du ressort de chacun. L’élève dont le prof est à cours de matériel, change pour un autre. Nous sommes tous arrivés là où nous sommes dans un chaos et une sauvagerie totale. Rien n’est organisé. Mais d’un autre côté, s’il en a été ainsi jusqu’alors, pourquoi ne pas avoir confiance dans le futur ! En plus, ça apporte de l’air frais. S’il y avait des écoles officielles, tout le monde danserait pareil, ça serait l’ennui.

Qu’est-ce qui pour toi fait la qualité d’un professeur de tango ? Je crois qu’un bon professeur doit être capable de percevoir ce qui se passe chez l’autre, d’oublier ses problèmes et de s’occuper vraiment des problèmes de l’autre, de reconnaître avec précision quel est le problème de l’autre. Tout le monde dit que le bon maestro est celui qui est capable de transmettre. Je crois pas qu’il en soit ainsi. Transmettre n’est pas si difficile. Quand un type enseigne mal, c’est parce qu’il ne sait pas ce dont l’autre a besoin. Il lui dit des choses qui ne lui sont d’aucune utilité. Le bon maestro est celui qui se rend compte de ce dont l’élève nécessite réellement.


Et qu’est ce qui fait la qualité d’un élève ?
Un élève doit prendre et essayer tout ce que lui donne le maestro. Il ne doit rien accepter sans essayer. En plus il doit traiter de manière autonome toutes ces informations et créer un feedback avec son maestro. C’est quelqu’un qui prend tout, essaie tout, crée avec ça et confronte le résultat avec le maestro pour avancer. C’est un processus de réalimentation réciproque.
Quel est le pour et le contre de l’utilisation de la vidéo dans le tango ?
Ecoute, je ne laisse pas les gens filmer dans les cours pour plusieurs raisons. La raison centrale est commerciale. C’est un commerce phénoménal. Il m’est arrivé que l’on m’offre une vidéo de mes propres démonstrations dont j’ignorais l’enregistrement, et qui avait été achetée dans une boutique au Japon ! Tu vois, ces choses arrivent tout le temps. Hier, j’ai trouvé sur Youtube 3 vidéos pirates de Giselle et moi ! D’un autre côté c’est de la publicité gratuite … Et puis, si j’autorise de filmer, je vais donner la classe à 70 caméras !

Autre chose, du point de vue de l’enseignement, je sais par expérience que les vidéos ne sont pas si utiles qu’on veut bien le croire. Les gens se désespèrent pour obtenir des vidéos et croient que lorsqu’ils les ont, ils sont sauvés. Mais la réalité c’est que copier, prendre des pas ou apprendre à danser depuis une vidéo, est très difficile et demande des efforts énormes. À moins de posséder un écran de 3 mètres sur 4 pour avoir les danseurs grandeur nature, et en 3 dimensions, en plus, pour que tu puisses les voir sous tous les angles ! Utiliser un tout petit écran est une torture. La vidéo lave tout le mouvement et l’on peut facilement s’y tromper. Le bénéfice réel des vidéos pour un danseur est minime. Tu danses bien quand tu danses beaucoup, pas quand tu vois beaucoup de vidéos.

Quels sont tes projets futurs ?
J’ai trois projets importants. Le premier est le livre. Le second est un spectacle qui aura lieu dans la Papelera où se donnent mes cours. Le troisième est le développement des séminaires thématiques qui ont lieu à Buenos Aires depuis 3 ans dans une forme améliorée, dans le monde entier. Un agenda assez rempli pour les trois, quatre années à venir !